L'institut Lemonnier avant juin 1944


Notre histoire / juin 1944 Jean Baillon élève à l'Institut Lemonnier.

 A l'occasion du 70éme ANNIVERSAIRE DU DEBARQUEMENT

Jean Baillon nous adresse son témoignage du 6 juin 1944 à l'Institut

1ère partie / le 6 juin 1944

Nous sommes à Caen, dans les premiers jours de juin 1944. Je termine ma seconde année d'apprentissage comme pensionnaire d'une école de Don Bosco dirigee par ,des Salésiens.

Ecole occupée également par les allemands chargés de l'entretien de 60 camions. Normalement, nous devions jouer au ballon avec eux entre une ou deux heures avant la reprise.

 

J'allais avoir 18 ans fin septembre.

 

Même pendant les guerres, les saisons gardent la belle ordonnance de toujours. Je me souviens de la fin mai 1944. Superbe.

Les fenêtres des dortoirs, ouvertes, laissaient enfin entrer les senteurs des soirs d'été et la lumière que les vitres bleutées et les couvertures du camouflage imposé par l'occupant nous avait masqué tout l'hiver sous menace de sanctions.

 

L'académie de Caen avait décidé d'avancer les examens à fin mai, CAP compris. Ce fut le cas à l'institut Lemonnier de Caen. Le fort taux habituel de réussite de l'école incita le directeur, François Guillerm, une fois les examens passés, à congédier, vite fait les pensionnaires qui ne se firent pas prier pour rentrer chez papa-maman en Basse Normandie ou en Bretagne. lls empruntaient pour cela, après de longues attentes les rares trains de voyageurs qui s’intercalaient entre les convois allemands protégés par la défense anti-aérienne.

 

Ainsi donc, le dortoir des grands se trouvait libre, la quinzaine de pensionnaires restant était regroupée au premier, au dessus du porche, cette nuit du 5 au 6 juin 1944.

Mais à 17ans ce ne sont pas des grondements sourds et continus qui vous réveillent ...

Enfin pas moi !

Chaminadour, lui, incorrigible bricoleur de TSF écoutait sous les couvertures son poste à galène et ce matin là il apprit très vite par la BBC qu'il s'agissait « d'opérations importantes à caractère spécial ».

Le directeur, inquiet, fit irruption à grandes enjambées dans le dortoir, les cheveux qui lui restaient à peine peignés. ll ordonna le lever avant la sonnerie de la cloche habituelle en parcourant le dortoir, tapant des mains, secouant les pieds des châlits.

Il organisa à la hâte un mauvais café et : « Rendez vous avec une couverture dans le fond du jardin. Pas de messe ! Pas de toilette ! »

M'étant attardé quelque peu devant la glace du lavabo, je me fis rabrouer: « tu feras tes frisettes plus tard » me lança le père Guillerm, dégringolant vite fait l'escalier.

 

Dans sa cabane, le père LE RU distribuait des pelles et des pioches avec mission de nettoyer et agrandir les tranchées en zigzag installées depuis 40 le long de l'imposant mur du cimetière qui existe encore 60 ans plus tard.

 

La canonnade se faisant plus longue et plus nourrie que d’habitude nous persuada très vite que le terrassement entrepris sans conviction s’avèrerait très vite nécessaire et urgent.

 

Des avions qui tournoyaient à moyenne altitude, copieusement canardés par la puissante DCA allemande implantée derrière le Carmel,installèrent rapidement un climat d’inquiétude et une réelle conscience du danger, mais pour le moment encore lointain nous semblait-il. Nous aurons très vite maintenant une idée de ce que serait la proximité !

 

La rue de la Croix Guérin qui longeait l'angle et le jardin de notre école était relativement calme en temps normal. Soudain elle devint parcourue d'ambulances et de camions mais qui curieusement venaient de la Côte de Nacre toute proche et se dirigeaient vers l’hopital de la rue Clémenceau à vive allure (le Horst Lazarett).

 

Avec un certain soulagement mêlé de crainte une idée nous vint à l’esprit :

 

« C’est le débarquement ! »

 

 

L’inquiétude se lisant sur le visage de mes supérieurs, une exclamation joyeuse, même retenue, n'aurait pas été de bon ton.

Pour le directeur, que faire des pensionnaires sous sa responsabilité, des vieux professeurs âgés refusant de regagner les tranchées (ils avaient déjà fait 14 !) et aussi des religieuses, lingères, cuisinières, infirmières qui ne comprenaient pas les injonctions pressantes qui rompaient une vie réglée immuablement depuis 1927 au service de la maison ?

Les plus jeunes profs (certains suivaient, souvent sous une fausse identité, les cours à la fac.) revinrent de ville qui avec des nouvelles alarmantes, qui des nouvelles rassurantes mais tous d'accord sur l’état de tension extrême des troupes allemandes qui avaient troqué le simple calot de police pour le casque de combat. C'était donc très sérieux et ce n'était pas le moment de jouer au petit soldat.

 

Vers 7 heures du matin, la sirène qui avait annoncé l’alerte plus longtemps que d’habitude n'en avait curieusement toujours pas sonné la fin au moment de midi ; à moins que les nombreux avions de reconnaissance tournoyant au dessus de la ville n'en ait couvert le mugissement. Non ! Elle ou une autre sirène annoncera la fin des combats et des peurs seulement 11 mois plus tard, le 8 mai 1945.

 

Les voisins du quartier vinrent en petit nombre se prendre à l'aménagement des tranchées qui devenaient au fil des heures plus rassurantes, couvertes de tôles et de planches, tant et si bien agencées que les allemands nous en délogèrent pour partie (mais j'en reparlerai plus tard.)

C'est vers une heure largement dépassée que tout bascula et mit fin à l'errance qui nous avait regroupé vers les cuisines et le réfectoire dans le but de nous restaurer un peu, l'ersatz de café du matin étant bien lointain. Mais rien n’était près ! Tout était désorganisé.

 

J'étais donc allé avec Pierre Leprince et Marie Ange Henry ranger et graisser mes outils et repartais une fois l'opération très vite faite, la caisse fermée et la clef en poche.

Qu'est-ce que j'ai été foutre au 1er étage en sortant de l'atelier au lieu de tâcher de trouver à bouffer, et pourquoi seul ? Je ne m'en souviens plus! Rechercher un vêtement dans le vestiaire du dortoir ? Peut-être ... Ou la montre de ma première communion laissée dans la précipitation du petit matin.

 

ll était 13 h 25. Soudain surgis de partout à la fois par vagues successives, des avions anglais, le dessous d'une aile barrée de trois bandes noires lâchèrent à moyenne altitude leur cargaison de bombes explosives. Cela ne dura pas plus de trois ou quatre minutes.

 

Soudain environné d’un nuage de poussière, je ne me souviens pas être arrivé au sol autrement que projeté dans les casiers à chaussures du bas de l'escalier. lls étaient assez vastes puisque mon corps s’y était logé jusqu’aux fesses, la tête la première, ne laissant dépasser que les jambes.

 

 

Le déluge des tuiles du toit soulevées par le souffle des explosions formaient dans mon dos un énorme monticule arrivé au sol à travers la verrière. Tout ça dans une épaisse poussière irrespirable, rougeâtre de laquelle, une fois orienté (tout avait changé) je m’extirpais bien vite, la gorge sèche et encombrée mais sans une seule égratignure.

 

Tout à côté (mais je ne le savais pas) le père directeur était coincé sous son bureau de chêne. ll avait souhaité s'informer au bulletin de la BBC de 13 h 30 par sa radio planquée dans une cachette. Il causa de ce fait parmi nous un long moment d’inquiétude.

Vivait-il encore ?

Si oui.

 

Où était-il ?

 

 textes de Jean Baillon écrit à la demande de ses enfants

 mis en ligne par JM Hotot 6/06/2014

70 éme ANNIVERSAIRE DU DEBARQUEMENT (suite 2)

Jean Baillon nous adresse son témoignage 6 juin 44 à l'institut

 

Au sortir de mon casier, poussiéreux et hébété, j'entrevoyais, comme un énorme squelette, la charpente à nu de notre belle chapelle, elle aussi subitement dégarnie de ses tuiles, le clocher largement éventré.

 

Je voulais regagner les tranchées du jardin mais, de nouveau, des vagues de bombardiers venaient lâcher une nouvelle cargaison me projetant tout ratatiné au pied d’un des quatre arbustes décoratifs de la cour d’honneur qui fut étêté par une ferraille juste au ras de ma tête.

 

J'ai ensuite, par bonds successifs, regagné à travers les trous de bombes, la tranchée pour m’y abriter mais elle était vide.

Dans la soudaineté et la violence du souffle et des détonations précédent une grande trouille, chacun s’était trouvé un trou là où il se trouvait, tout étonné de se trouver vivant !

 

Bref ! Après une demi-heure peut-être, à part (pour le moment) l'atelier de mécanique construit en béton, notre vieille maison, notre «cher Institut» était pratiquement détruit et les uns et les autres étaient choqués, dispersés dans les décombres et les charpentes.

 

Deux tués, c’était sûr. Jean Blassy, le petit parigo de l’assistance, mécano et un cordonnier de 2eme année. Deux blessés très graves dont Jacques Bouet, menuisier 2eme année, mon voisin de dortoir effroyablement défiguré. Une grande incertitude pour les autres luttant pour sortir de l’endroit où les bombes les avaient piégés.

Où chercher dans cet amas de décombres qui commençait à brûler par endroits mais pas place Saint Gilles.

 

Les rues de la Pigacière, des Cordes, Sainte Anne, Segrais, Croix Guérin, pour ce qu’on pouvait en voir étaient dans le même état de désolation mais les équipes d’urgence encore organisées étaient déjà à l’œuvre car le quartier, fait de petites maisons alignées était très peuplé. Nous retirerons fin juin, une partie d’une famille réfugiées sous la table de cuisine encore servie, le tout dans un état d'infection avancé (c’était au milieu de la rue Segrais).

Entendant des demandes de secours vers le parloir semblait-il, je m’y rendis en enjambant les ferrailles tordues du grand préau vitré et donc pas facile d’accès.

Là, les blessés s’étaient plaqués sur le mur du porche, à la verticale. Mon prof de seconde année, Paul Robino, salésien, s’y trouvait. Il raconta au 50eme anniversaire 1994 - que Georges Gayot et moi l’avions chargé, blessé, sur un volet arraché et l’avions cahoté entre les trous de bombes en direction de l’hospice Saint Louis. Mort de trouille il a vu, le visage tourné vers le ciel, les avions revenir et a sauté dans un cratère de bombe. Longtemps j'ai gardé le sang de son visage, coagulé sur mon blouson, jusqu'au moment où je l'ai troqué pour un autre plus neuf trouvé sur un tas de ruines.

 

En soirée, fourbu par les allées et venues Hospiœ-reste du poste de secours- lnstitut j’éprouvais l’envie de retourner à la tranchée et là, miracle ! Quelques provisions s'y trouvaient: des bananes séchées, des biscuits vitaminés. Mais aussi, surprise ! dans la demi-obscurité Marie Ange Henri se trouvait assis sur un casier, enveloppé dans une couverture, un casque blanc de la DP sur la tête, livide, fortement égratigne et choqué, claquant des dents nerveusement. Le père Lecoq et des gens du quartier, je crois, avaient déblayé l’amas de ruines de la menuiserie pulvérisé en direction de coups répétés sur les portes défoncée des placards. C’était notre Marie Ange qui s'y était réfugié et avait sans arrêt, rageusement tapé avec un morceau de brique pour signaler sa présence. Dieu soit loué ! Mais le lendemain il tremblait encore !

Entre temps, le directeur s'était dégagé je ne sais comment. A peine sorti il regroupait une équipe qui s’est mis à la recherche de ses confrères Salésiens, professeurs ou employés.

 

Le vieil économe, le père Delmas que nous surnommions « Julot » avait trouvé de l’aide pour se faire amener un gros coffre pour lui servir de siège en position de guetteur dans la tranchée. Il prétendait que celui-ci contenait des pièces de caisse importantes et confidentielles. ll omettait de préciser que des bouteilles de remontant (en cas de coup dur) faisaient partie du trésor.

 

Dans ces jours éprouvants, lorsque le Père Guillerm lui demandait des nouvelles en désignant du menton le coffre sur lequel il était assis, sans se lever, l’œil malin, il répondait: « Père Directeur, ne vous inquiétez pas j’ai l’œil dessus ! »

Au cinquantenaire, en 1994, le même père Guillerm, en fin de banquet, nous raconta que voulant donner du courage à ce brave serviteur, il lui proposa une « gorgée » quand ils arrivèrent en vue de la maison salésienne de Giel.« Julot» pris l'offre au sérieux et siffla tout le reste de calva d’une traite. ll faut dire qu'ils avaient fait un exode dangereux d'une distance d’environ 70 kilomètres et que leur épopée s’achevait. Quant au coffre, arrivé au terme du voyage, il ne contenait effectivement

plus que des pièces comptables.

Donc le regroupement se dessinait pour nous en ce soir du premier jour du débarquement. Toutefois, Pierre Leprince, dans la panique et sans prévenir s’échappait de la menuiserie sautait probablement dans un convoi et parvenait, en passant les lignes anglaises dans les heures suivantes à regagner Bayeux déjà libéré ou sur le point de l'être.

 

Son cousin Pacary, menuisier à Littry et qui connaissait ma mère demanda de mes nouvelles. Vous devinez que, d'où il arrivait mais sans certitudes, il pensait que j'étais certainement sous les décombres de l’atelier. Ainsi, à Littry, jusqu’à mon retour fin juillet après la libération de Caen, tout le monde me pensait mort sauf ma chère maman qui, elle, ignorait la rumeur et gardait espoir.

 

 

 textes de Jean Baillon écrit à la demande de ses enfants 

 mis en ligne par JM Hotot 10/06/2014

70éme ANNIVERSAIRE DU DEBARQUEMENT (suite 3)

Jean Baillon nous adresse son témoignage 6 et 7 juin 44 à l'institut

Revenons à Caen avec les rescapés enfin en train de se restaurer des vivres trouvés dans les réserves d’archives probablement. Dans l’après midi les braves religieuses, en rasant les murs, avaient trouvé refuge entre deux accalmies chez les sœurs des Hospices Saint Louis au grand soulagement du Père Directeur. Elles n’arrêtèrent pas de dire des chapelets pour nous qui serons si souvent au danger.

 

Les anciens estimaient que l’accalmie du moment précédait l’assaut final : dans lemeilleur des cas les anglais ou les canadiens seraient à Caen demain en soirée.

Toutefois les convois allemands montant vers la côte faisaient prévoir que la chose ne serait pas aisée. Mais tous y croyaient.

 

Un immense entonnoir dans lequel s'était fourgué un camion de ravitaillement Dumont-Jossaud à l'angle de l’lnstitut, avenue Croix de Guérin, détournait maintenant le trafic à travers le Carmel et les Clos Herbert, ceci expliquant le calmerelatif du moment.

 

Nous en étions là, envisageant, rompus de fatigue, de prendre un peu de repos sur des matelas fatigués eux aussi, récupérés dans les décombres des dortoirs et installés dans les tranchées je ne sais par qui. Mais il n'en fut pas ainsi cette nuit là !

 

Tous ceux qui ont vécus cette première nuit d’enfer ne peuvent l’oublier. Tout le centre était en flamme, les tuyaux d’incendie crevés trainaient lamentablement au sol avec les fils électriques. La caserne des pompiers, la gendarmerie, la Mairie, tout était la proie des flammes qui s'élevaient très haut dans le ciel empanachées de fumées noires. Notre salive passait dans la gorge avec un goût acre de poussière calcinée.

 

Au petit matin du 7, le jour naissant permettant d intervenir sur le quartier du couvent de la Miséricorde, les malades et les sœurs enfouies espéraient notre aide courageusement en priant. Mais ces dernières demandèrent que l’on sorte leurs malades d’abord et ça je ne l’oublierai jamais!

Elles appelaient à l'aide bien sûr mais pas pour elles.

 

Avec soixante ans de recul, ce brusque contact avec la réalité de la guerre n’a jamais quitté mon esprit au delà de quelques jours. J’allais sur mes dix huit ans, adolescent fragile et nullement préparé à ces évènements par la vie de pension à l’lnstitut qui nous mettait en retrait des conséquences du conflit. Notre but était l'incontournable CAP et rien d'autre !

 

Mais tout d'un coup, au matin du 7 juin 1944, n’ayant pas encore mesuré l’ampleur du désastre ni bien situé le lieu où nous nous trouvions, avec le Père Lecoq et Georges Gayot nous nous sommes jetés dans la fournaise de la rue Neuve Saint Jean sans une minute à perdre.

 

ll flambait quatre maisons en 20 minutes et nous n'avions pour tout moyen que notre bonne volonté et, tirés de l’hallucinant tas de décombres et des ruines fumantes, des chevrons et des barreaux de fer.

 

Je me souviens que nous tombaient dessus, venant du cratère voisin, des bois encore flambants lancés par les allemands qui sortaient des vivres d’un entrepôt voisin. Des petits groupes se dépensaient à la limite de leurs forces.

 

Les caennais devinaient, connaissant de reputation la clinique de la Miséricorde, combien de sœurs, de soignants et de malades se trouvaient en danger de mort ou l'étaient déjà. Avec des moyens nous aurions pu en sauver plusieurs ! Mais il nous a fallu une matinée pour sortir une seule religieuse et dans quel état! La jambe en partie laissée sous un madrier pour échapper au feu.

Courageuse sœur du Bon Conseil qui avait davantage peur pour nous que pour elle pendant son difficile sauvetage (elle avait fait déjà don de sa vie comme toutes les sœurs !) En nous revoyant bien plus tard elle nous recevait d’un radieux sourire et nous appelait ses sauveteurs.

 

 textes de Jean Baillon écrit à la demande de ses enfants

 mis en ligne par JM Hotot 12/06/2014

 

 ANNIVERSAIRE DU DEBARQUEMENT par Jean Baillon (suite 4)

Pour ma part, le 8 juin en matinée un bombardement à basse altitude me plaqua au sol place Saint Gilles à hauteur du n°9 alors qu'à plusieurs de l'Institut Lemonnier nous cernions des vaches vacantes pour les soulager de leur lait.

 

 

La vieille église St Gilles, en volant en éclat fit les frais de l'opération et la traite dû être reportée à plus tard.

 

Tout recroquevillé, plaqué au sol lors du bombardement, sous une pluie de mitraille, de caillasses, de verre et de débris de toutes sortes je fus assommé et bien sonné du côté droit sans me rendre compte qu'un éclat avait percé mon casque pour se ficher dans l'arrière du crâne.

 

La petite escouade de trayeurs crapahuta par bonds jusqu'à l'hospice Saint Louis et c'est là, en enlevant mon casque que je senti une étrange douleur et un filet de sang dans le cou. Le casque pris la veille sur le tas de l'îlot de la Défense Passive de la place Saint Gilles m'avait sauvé la vie, oui sûrement, mais il n'avait pas préservé mes pauvres côtes douloureuses.

 

Le Directeur du moment; le père François Guillerm, vu l'état de notre vieil lnstitut, prit la sage décision de prendre la route de l'exode en direction de la maison salésienne agricole de Giel pour mettre le troupeau restant en lieu sûr dans la campagne d’Argentan. Ne pouvant pas se charger de moi pour une marche d'une soixantaine de kilomètres, même par étapes, c'est un peu inquiet qu'il me laissa à Caen en compagnie de trois religieux qui eurent très vite des responsabilités parfois périlleuses, souvent dangereuses. Je restais donc maintenant le seul élève sur l'Institut !

J'ai eu, après deux ou trois jours, l'occasion de me rendre utile en claudiquant d'abord, en courant ensuite; il y avait tant de coups de main à donner, tant de misère à accompagner quand la canonnade cessait.

 

Les réfugiés à l'Hospice étaient du quartier; n'avaient plus de maison, plus rien, ils étaient peut-être deux cents installés dans les cloîtres et les escaliers à même le sol. Le fait même d'être en vie avec seulement quelques blessures comme moi, sans argent installa très vite un climat de solidarité de quelques semaines.

 

 

Le sentiment général, après chaque bombardement était qu'il préparait l'arrivée des libérateurs et donc qu'il y avait intérêt pour eux de s'accrocher au quartier, de retourner sur ses ruines pour y retrouver un objet, un souvenir, un bijou et non de s'en aller sur les routes mêlés aux troupes allemandes qui faisaient mouvement. L'aviation alliée ne pouvait faire de détail lorsqu'elle prenait les routes en enfilade de ses mitrailleuses jumelées.

 

J'eu l'occasion vers la fin juin, d'accompagner des blessés en camion gazogène à Sées dans l'0rne. Un vrai cauchemar: volontairement, les blessés étaient à découvert et les camions allemands s'intercalaient avec armes et munitions en profitant du couvert de la croix rouge ! Les engins brûlaient sur le bord de la route et encore pas toujours. L'aviation piquait, sortie d'on ne sait où. Nous agitions des chiffons en faisant le dos rond. 

Sées, encore intacte nous paru un havre de paix avec fenêtres vitrées, parées de rideaux. Notre intrusion dans une boulangerie sans le moindre argent de poche sous prétexte que nous venions de Caen créa un malaise qu'il ne nous sembla pas utile de prolonger.

 

De retour à Caen

Incroyable mais pourtant vrai notre retour à Caen, aux limites du front avancé, une fois notre mission accomplie, nous soulagea ; il est vrai qu'en plus de notre peau nous ramenions les précieux camions au gazogène.

La communauté des sœurs de l'hospice entretenait de ses « Ave Maria » égrenés un climat pieux se faisant suppliant suivant les bruits plus ou moins éloignés de la bataille. Il est arrivé que le sol même dans la crypte de Saint Gilles, sous la reine Mathilde, semblait trembler, ce qui nous valait une absolution générale que nous recevions à genoux à même le sol en attendant notre heure dernière.

Au fil des jours nous formerons une équipe de jeunes hommes (ceux de 20 ans étaient soit planqués soit au STO, soit prisonniers ou âgés) à laquelle on pouvait tout demander. Nous étions reconnaissables à nos casques et nos brassards blancs frappés de la Croix Rouge et des initiales DP (Défense Passive)

Rattachés à aucun organisme, nous étions corvéables à merci et on savait où nous trouver. Mangeant à point d'heure ce qui se présentait, dormant dans les escaliers et sous les porches, sans un sou, sans papiers, sans repères...

 

textes de Jean Baillon écrit à la demande de ses enfants

 

 

Photos "Caen pendant la bataille" editions "carrefour des lettres"


Juin et 10 juillet 1944 par Jean BAILLON (suite 5)

Il nous a fallu :

 

o Déblayer dans des maisons rue Legrais pour retrouver une famille en décomposition. six personnes autour d’une table,

 

o Sortir de la sacristie de Saint Pierre, les épaules surchargées d’ornements précieux pour les sauver du feu, (vases sacrés compris)

 

o Rafler au nez des allemands des sacs à dos dans des magasins en feu (jute de papier)

 

o Ramener du cidre des caves des cannélites en barbotant dans le liquide répandu sur le sol,

 

o Porter de nuit des médicaments de l’hôpital aux carrières de Fleury, en vélo, feu éteint,

 

o Sortir des stocks de chaussettes de laine d’ortie d‘entrepôts de la rue Lemanissier,

 

o Faire la chasse aux pilleurs et rodeurs,

 

Tel était notre quotidien, au coup par coup.

 

La proximité de notre cher Institut nous obligeait à des allers et venues sur les ruines de notre Ecole jusqu'au moment où les artilleurs allemands, en position de tir sur les lieux même nous lancèrent un

« Promenade ici fini ! Compris ! » impératif. Oui bien sûr. Et vite.

 

Mais le lendemain ils étaient en position ailleurs et nous revenions mettre de côté des outils qui seront bien souvent volés par les rodeurs dès le lendemain.

Nous étions inconscients des risques encourus !

 

Il nous fallu aussi aider les sœurs du Carmel, obligées de se mettre à l’abri avec nous à l'hospice Saint Louis. Les allemands avaient ouvert les tonneaux de cidre, inondant ainsi pommes de terre et réserves alimentaires ; le jus arrivant aux chevilles propageait une odeur infecte. Cloîtrées depuis des décennies elles eurent l’occasion de se trouver devant des miroirs et probablement de s'en accuser ensuite car il s’agissait d’une entorse à la règle.

 

Revenant du Carmel justement j‘eu la stupeur de buter sur un tireur d'élite canadien,transpercé d’un éclat de la cheville aux reins ; il était tiède encore !

Une chenillette en mouvement voulu bien le charger. Nous le maintenions en place, debouts, agrippés à la tourelle de l’engin. C'était boulevard Clémenceau, nous longions le haut mur d’enceinte de l'hôpital troué largement par endroit et que les mitrailleurs allemands avaient en ligne de mire depuis les hauteurs de Vaucelles. Mais ce ne devait pas être notre jour l Car ça sifflait tout autour de notre passage.

 

Des sorties de ce genre nous donnaient l'occasion de parcourir les salles et les sous sols obscurs des hôpitaux de fortune et d'y rechercher des blessés déposés la veille et qui, souvent hélas, n’avaient plus besoin de nous. Rien ne m'angoissait tant que de séjourner dans ces caves-abris et de ne pas voir de quoi le ciel était chargé, où venait de tomber la dernière volée d'obus, de quel quartier s’élevait une fumée suspecte, d'où venait une odeur anormale, tout ceci bien souvent sur fond de canonnade qui tout de même se rapprochait.

 

 

Le formidable bombardement aérien de trois quart d'heure du 7 juillet 1944, lorsqu’il fut terminé laissa la ville sous une chape de plomb et les habitants restant, dont j’étais, terrorisés.


Ce n’est que dans l’après midi du 9 juillet, presque sur la pointe des pieds que les premiers canadiens, mitraillette au poing, longeant les murs, le visage grimé de noir prêts à faire feu sur toute silhouette en mouvement arrivèrent aux grilles de l’entrée de l'hospice appuyés d’une seule chenillette visible pour assurer leur progression.

D'autres étaient en vélo !

Nous n'osions pas croire qu,il s'agissait des alliés tellement les feuillages fichés dans le filet de leurs casques plats les faisaient confondre avec les soldats allemands encore sur les lieux le matin même. Ils sortirent une table et deux minuscules pliants mirent de la musique en sortant l’antenne et. la mitraillette sur les genoux ils prirent le thé tranquillement. le pilote surveillant depuis sa tourelle.

Sachant les allemands dans la rue Basse nous leur avons proposé de les guider. lls répondirent que ce serait pour demain en nous tendant un paquet de Camel entamé.

 

Finalement ce n'est que le 19 juillet, dix jours plus tard, qu’ils franchirent I’Ome après un bombardement mémorable mené par les forteresses volantes américaines opérant à 10 000 mètres d'altitude parait-il (les historiens, eux le savent !)

 

Alors, assez vite, dès le lendemain de lourds camions bâchés nous chargeaient sans ménagement pour Bayeux afin de subir le feu roulant des questions des sourcilleux officiers anglais des Civils Affairs, curieux de tout savoir sur notre comportement avec l'occupant. Certes les canadiens étaient surpris de voir tant de civils surgir d’un pareil tas de ruines, gênant les opérations à venir et puis notre état d'extrême fatigue réclamait aide, soins, toilette et savon à barbe.

 

J'allais enfin pouvoir rassurer maman à Littry. Une fois les formalités terminées et les autorisations obtenues il me restait, pour les 14 kilomètres à faire, à sauter dans unejeep car j'allais entrer en secteur américain provisoirement et relativement calmeavant la poussée sur St Lô, Coutances, Granville (le 18 juillet) En effet le second portartificiel, à St Laurent sur mer, en secteur américain, détruit par la tempête de juinprivait les troupes des matériels nécessaires pour passer à l’offensive pour le moment.

 

Et pourtant, nous avions vu tant de matériel monter sur Caen sans interruption alors que les ambulances revenaient de Bayeux se touchant pratiquement ! Notre convoi laissait la plaœ, roulait, cahotait, avançait par à-coups parfois dans les champsparsemés de véhicules incendies dans les blés murissants saccagés. On voyait par endroit des morceaux de bêtes accrochés aux branches mutilées des pommiers quand il en restait, c'était l’horreur et la puanteur! Les camions de soldats allemands désarmés faisaient partie du voyage mais eux partaient pour l’Angleterre sous bonne escorte.

 

Et soudain nous voilà arrivés dans Bayeux intact, mouvant et pavoisé et là c'était les drapeaux qui étaient accrochés aux fenêtres. Nous n'en croyions pas nos yeux fatigués qui retenaient leurs larmes. Nous allions être libres enfin !!!

 

Des camions de toutes sortes repartaient sur Caen, faisaient la navette comme ils pouvaient. Mais pour continuer sur Littry il fallait attendre et faire du stop, les ponts de la ligne ferroviaire Paris Cherbourg ayant sauté. Les chauffeurs noirs américains en mission prenaient plutôt les filles. J’arrivais donc selement en soirée à Littry-Ia-Mine mais quel voyage l et quelles surprises ! :

 

La coquette chapelle se trouvait privée en partie de ses vitraux, criblée d’éclats d’obus.

La mairie étaient défoncée en pleine façade et consolidée par des madriers.

Les vitrines des magasins étaient brisées, bardées de planches hâtivement clouées.

 

- Maman, elle, je l’ais retrouvée derrières les siennes balayant les débris, un obusnayant pulvérisé la cuisine et les meubles. Brisée aussi la verrière provisoirement bâchée. Quel cirque !

 

Mais elle était là, en blouse noire comme toujours mais VIVANTE.

 

Après une douce étreinte et un échange de regards forcément étonnés elle me touchait, regardant mon accoutrement: casque, brassard, godillots, ceinturon, blouson maculé, musette.

 

- Comme tu as changé, mon Jean, mais tu as été blessé ?

- Et toi, maman, tu n’as rien eu ?

- Non, seulement très peur !

- Mais tu couches sous la table ?

- Oui depuis le 6 juin.

 

Il lui restait la peur des avions mais ceux-ci, maintenant, dans un nuage de poussière décollaient chargés de bombes d'un aérodrome tout proche, au Molay. Aérodrome fabriqué de toutes pièces par les américains dans les champs de patates recouverts d'énormes rouleaux de grillage.

 

- .....et Pierre?

 

- Il est en vie, c'est sûr, mais caché je ne sais où. Au moment de la bataille de QG pendant quelques jours. Ah. aussi et j’ai beaucoup de peine: les allemands ont incendié le presbytère avant de partir. La bibliothèque du grand oncle chanoine a entièrement brûlé... Il ne reste que les 4 murs calcinés. Mr le curé a pu s’échapper. ll n'en a pas été de même pour notre brave Michel HOUWE T conseiller général qui a été plaqué au mur et fusillé au moment où - les américains débouchaient au carrefour de la Mine le 9 juin vers midi.

 

Comment ne pas remercier le ciel malgré tout. Nous avions été épargnés, maman était vivante et ses deux fils aussi.Yvonne la fiancée de Pierre et sa famille indemnes également.

 

Malgré les craintes de ma pauvre mère, je montais à l’étage dans ma chambre pour dormir dans un vrai lit et profiter d'un filet d’eau au lavabo sous l'escalier. Le grand luxe !

 

Le lendemain, maman très heureuse propagea la nouvelle de mon retour de Caen.

Chacun avait de l’inquiétude pour un proche. Bien souvent, je ne savais pas grand-chose et il fallait être prudent, je ne pouvais rien affirmer. La ville était vidée par la troupe fermement et provisoirement !

 

Mais ici tout était différent: nous avions le trafic intense des GMC jour et nuit, tous feux allumés et dont les chauffeurs jetaient aux civils, sur les trottoirs, chocolat, bonbons et cigarettes. Les camions—radio installés sur la place du marché pavoisée diffusaient de la musique de jazz. Les motards de la MP remontaient les convois à contre-sens sur des Harley Davidson et réglaient le flot des véhicules à la manière des cow boys poussant un troupeau de buffles. lls avaient les reins ceints d’énormes ceintures de cuir ornées de voluptueuses pin up, le colt ??????.

 

lci on avait l’impression qu’on jouait à la guerre à quelques kilomètres du front de St Lô. Les Gl dansant sous les pommiers autour d’un brasero d’essence ne savaient pas ce qui les attendaient après leur partie de Base ball. Le 14 juillet avait été pompeusement marqué à Littry par un concert exécuté par une formation américaine tous cuivres astiquès dans le jardin de ville.

 

Ah, après les bécanes anglaises, les mitraillettes, les chenillettes de la place St Gilles à Caen. Vraiment ici on ne jouait pas dans la même cour.

 

A Littry, la bataille avait pris fin le 10 juin. Le front s’éloignait, la vie allait reprendre Normale, médiocrement normale . Evoquer les souvenirs des jours d’enfer récents que je venais de vivre à

Caen, au coude à coude en équipe d'urgence, au service de vies humaines ne trouvait ici pas d'écho. Alors, sentant bien que là-bas était mon devoir, maman très vite me laissa repartir, bien que mineur. Je réussis à passer à la deuxième tentative, la seconde quinzaine de juillet planqué dans une Jeep

canadienne. après avoir forcé un contrôle de la MP vers Carpiquet.

 

Ainsi j’étais revenu à Caen où la vie dans les ruines allait commencer à s’organiser avec les moyens du bord mais agrémentée d’obus, allemands cette fois. Les derniers sont tombés comme Paris se libérait au mois d'Août;

 

L’hiver qui allait suivre, 44-45, impitoyable dans sa rigueur fera peut-être suite à ce récit d'été de soixante dix jours.

 

 

 

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Lettre de Jean Baillon pour le 72 éme anniversaire du débarquement
Jean Baillon nous écrit, pour terminer son témoignage héroïque de la vie à l'institut Lemonnier et dans l'enfer de la bataille de Caen pendant l'été 1944.
Mise en ligne le 4 juin 2016 par JM Hotot
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L'Institut Lemonnier dans la tourmente / les Echos de l' Institut Lemonnier

Bulletin édité en février 1945

Journal (les Echos) 1946

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